La vie m’a éclairci les livres…

(…)La vie m’a éclairci les livres.

Mais ceux-ci mentent, et mêmes les plus sincères. Les moins habiles, faute de mots et de phrases où ils la pourraient enfermer, retiennent de la vie une image plate et pauvre (…). Les poètes nous transportent dans un monde plus vaste ou plus beau, plus ardent ou plus doux que celui qui nous est donné, différent par là-même, et en pratique presque inhabitable. Les philosophes font subir à la réalité, pour pouvoir l’étudier pure, à peu près les mêmes transformations que le feu ou le pilon font subir aux corps : rien d’un être ou d’un fait, tels que nous les avons connus, ne paraît subsister dans ces cristaux ou dans cette cendre. Les historiens nous proposent du passé des systèmes trop complets, des séries de causes et d’effets trop exacts et trop clairs pour avoir jamais été entièrement vrais ; ils réarrangent cette docile matière morte (…).

[...]Je m’accomoderais fort mal d’un monde sans livres, mais la réalité n’est pas là, parce qu’elle n’y tient pas tout entière.

 

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien

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